samedi 8 décembre 2012

All Sinners / Noisette Grinch (@noigr)

Cette nouvelle peut-être consultée directement sur le compte Twitter de Noisette Grinch. Elle a été compilée par Natalia.

mercredi 28 novembre 2012

Ce bruit dans les volets. L'odeur de peinture acrylique. Je lui avais bien dit, à l'autre, mais non. S'enfout.
L'est sourd ou quoi. Trois fois que je l'appelle, là-haut. Il a mis sa télé à fond, et la vieille, c'est ouste.
"Ouste", qu'il a gueulé, ô, le soir où le bordel a commencé. M'a crié ça dans les oreilles. Avant de m'enfermer.
"Ah ah." Et je l'entends rigoler comme un dément face à la météo. "Tumulus", qu'il braille. Je claque des dents.
J'aurais dû me douter qu'il couvait un truc. L'autre jour. M'a dit de but en blanc : "On va repeindre ce trou."
Et l'en a mis partout. Une marque acrylique blanche. Les murs, les plinthes, le parquet, et vas-y que j'y peins.
Et l'arrêtait pas de dire : "Faut se fermer." Des jours qu'il sortait plus. J'aurais dû voir qu'y clochait.
Toutes façons, depuis qu'on vit à Yumington, tout est parti en quenouille.

jeudi 29 novembre 2012

Au début à Yumington, j'y croyais. Refaire sa vie, malgré l'autre. Le toutim. Mais il a jamais quitté mes jupons
Au bout d'un moment ça dérape. Forcément. Il a grandi, et notre vie a viré au vinaigre. Ces derniers mois, pire.
"Ça arrive !" Qu'il gueule là-haut. "L'ouragan !" La télé à fond et sa voix ripe. Je le hais. Sais plus son nom.
Avant, on formait un joli couple, ô, la veuve et l'autre. "Tout seuls les pauvres", qu'ils disaient les voisins.
Le faux rejeton. Le bâtard. La descendance ordurière. J'ai fini par l'appeler comme ça. Et j'ai rayé son nom.
Là, avec les bourrasques et la maison qui tremble, y m'entend plus. J'ai beau beugler. M'a cloîtré façon nonne.
Lui, il dit "la vieille." Ou "Parkinson", à cause des jambes en flageolet. Y croit que j'ai plus toute ma tête.
Enfant, il m'appelait "madame" ou "dadame". A une époque, je l'obligeais à vouvoyer. Normal qu'il ait disjoncté.
Saleté de vent qui tape sur le système, ô, la vieille au trou, avec l'allumé là-haut. Cocasse quand j'y pense.
Faudrait quand même qu'y pense à me nourrir. Depuis que ça cogne dehors, y a plus rien d'autre qui l'intéresse.
L'autre nuit, j'ai cru l'entendre prier. Des trucs sur le vent et la fin du monde. Pis s'est mis à pianoter.
Ça fait des semaines qu'il pianote, la nuit. Ces histoires d'ordinateur. "J'échange", qu'y m'a dit une fois.
J'entends les bribes. A la télé ils parlent d'un tueur "cuir mode", l'orage, et j'ai des images noires en tête.
Il hurle encore : "Je pianote ! Oh, la vieille ! Je pianote !" Le même cirque depuis que la tempête a éclaté.
Alors je l'imagine en train de pianoter — faut bien que je m'occupe — avec ses petits doigts blancs et propres.
Y se croit obligé de me décrire ce qu'il fait, là-haut : "Eh la vieille. J'écris à dieu." Moi je fais la morte.
Des fois il rigole en grelots, comme un acteur. Moi je me terre. L'en remet une couche : "Je pianote à Dieu !"
Me boucher les oreilles. Sa voix étouffée comme un oreiller. J'attends la fin de l'orage. Je pense aux voisins.
J'ai dû rater une foire dans son éducation.
A l'adolescence, il a commencé avec ses histoires. A fixer les nuages pendant des heures. Des fois il rigolait.
Il disait des choses sans queue ni tête : "Le ciel bouge." Les voisins le regardaient d'un drôle d'air.
Y fait plus un bruit. L'a dû s'endormir le salopard. Juste la télé. J'entends mieux : le tueur au "cuir corps".
Sont forts à la télé, pour trouver des surnoms. Le tueur au cuir corps, ô, j'imagine le gugusse. Un masque noir.
Ça tambourine là-haut. Sais pas si c'est le vent ou un voisin taré. J'ai froid les miquettes. Je vois le pire.
Avant, j'étais l'inverse. J'y croyais, j'enquillais. En faire quelqu'un de bien, le faux rejeton, le dresser.
En souvenir du Pépère. Comme ça que je l'appelais, le type qui m'a mis la laisse. Trente-trois ans, la comédie.
M'a jamais trop pris le temps de m'engrosser, le Pépère, mais c'est bien lui qui m'a refourgué l'allumé là-haut.
Tannée la Noisette. Trente-trois ans de concubinage avec le Pépère, ça use les nerfs. Et ce vent dehors qui tape
"Son filleul", qu'il l'appelait. On sait pas trop où il l'avait récupéré. "Eleve-le", qu'il m'a dit un jour.
Moi j'obtempère bien. Surtout quand c'est le Pépère qui dicte. Mais ce con s'est cassé la pipe, ô, juste après.
Et il m'a laissée seule avec l'allumé. J'ai vite vu qui lui manquait le gaz à tous les étages, mais j'ai essayé.
"L'élever." Vite dit ce genre de conneries. Mais par respect pour le Pépère, j'ai fait. A ma façon. "L'élever."
Après la mort du Pépère, j'ai paniqué. Et s'exiler à Yumington, c'était pas l'idée du siècle.
Remettre de l'ordre dans ma tête. Pas facile avec cette odeur. Et ce plafond qui craque, on dirait un tas d'os.
La peinture acrylique, il sait que je déteste. L'a fait exprès. L'en a mis partout, avec son sourire de fouine.
Il disait : "Tout repeindre en blanc." Moi: "Pourquoi?" M'a dit: "Le blanc c'est Dieu." Et m'a fermé le clapet.
La tempête, on dirait qu'il l'attendait. Des mois qu'il ruminait. A scruter le plafond, le ciel. Et la météo.
La nuit, il me réveillait en sursaut : "Ça arrive. Eh, la vieille, ça arrive." Moi je grognais: "Va te coucher."
Il s'énervait : "Oh, Parkinson, ouvre les yeux. Quand ça arrivera, tu seras seule. Je t'aurais prévenue."
Et la tempête est venue. Et il m'a enfermée. "Ça arrive", qu'il a jubilé, avant de claquer la porte du réduit.
Claquemurée dans ce trou à rats. La cave. Deux jours que ça dure. Mes varices. L'allergie. Mes médicaments.
Autour de moi, les murs repeints en blanc. Une chaise de camping, un abat-jour et le sol qui commence à suinter.
L'humidité, le sol en terre battue. Mes ongles sont noirs, passé une bonne partie de la nuit à gratter la porte.
Ce réduit, à côté de la cave, on l'avait emménagé avec le Pépère, y a très longtemps, pour nos petites affaires.
Puis on l'avait condamné. Il aimait trop son confort, ô, le Pépère. Descendre à la cave, c'était trop d'efforts.
A la télé, ils parlent d'"inondations", que j'ai crû comprendre. Tendre l'oreille, mais suis dure de la feuille.
Faudrait pas qu'il pousse le bouchon à me laisser crever sous l'eau, hein, l'autre. Me sens soudain très moite.
Je pense aux voisins. Les ploucs de Yumington. Imaginer leur trogne de rats, terrés eux aussi, ça me réconforte.
J'ai jamais aimé Yumington. Et ce quartier encore moins, à suer. La rue Noire m'a toujours fichu le cafard.
Tendance à confondre les villes. Les lieux où j'ai vécu. Sans les gélules, ça aide pas. Faudrait que je m'aère.
Des fois, je me rejoue les scènes. La vie d'avant qu'a pas duré, avec le Pépère et l'autre allumé, tout mioche.
Ça mouline dans la caboche. Comme le vent dehors, mais en pire. S'essouffle, la Noisette. La chaise de camping.
Faudrait que je m'ouvre la cervelle, pour y remettre au clair, car là, c'est puzzle. Récapitulons.
Mon nom est Noisette Grinch. J'ai vécu 33 ans avec le Pépère, loin de Yumington. Un sacré salopard le vieux.
Un jour, le Pépère s'est pointé avec un chiard. "Son filleul." Trouvé dieu sait où. "La famille lointaine."
Quelques mois après, bim, le Pépère passe l'arme à gauche. L'accroc au cœur. Et me voilà veuve, avec ce marmot.
Après, ça s'embrouille. Je plaque tout et débarque avec le gosse à Yumington. Paumée, mais la mer pas loin.
Treize ans qu'on est là. Le hic, c'est que le Pépère je le vois encore ici. L'autre hic: le gosse a bien grandi.
Là-haut, il vient d'éteindre la télé. Ou elle s'est coupée à cause de l'orage, sais pas. Je l'entends s'énerver.
Assise sur une chaise de camping. Dans un réduit, à la cave, rue Noire. J'ai 73 ans et ma vie est une farce.
Fermer les yeux. Et le revoilà. Le Pépère. Avec ses mains qui courent partout. Le réduit. Pas la première fois.
Treize ans qu'il est mort, mais il m'a jamais lâché la grappe, le Pépère. M'a suivi jusqu'à cette ville maudite.
Et cette tempête. Et l'autre qui disjoncte là-haut. Sûre qu'il y est pour quelque chose, le Pépère. Il se venge.
Soudain, une pelletée d'injures. "Saloperie de télé !" Le Bâtard s'agite. Faux rejeton que j'aimerais étrangler.
Je manque d'air, mes tempes sifflent mais il devrait se méfier. Noisette est une carne. Il devrait le savoir.
Pour ses vingt ans, je lui avais dit : "Désormais je t'appellerai le Bâtard." Il avait rien trouvé à répondre.
"Ou 'faux rejeton' si tu préfères." Et lui, aucune réplique, rien. L'air absent, figé, telle une bête empaillée.
"Ou descendance ordurière." Nos relations se sont dégradées au fil des années. A force de surnoms. De vexations.
Et puis un jour, il a craché son morceau : "Tu l'as jamais aimé, le Pépère. T'aimes que toi." Touché, petit con.
La télé a repris. Une voix de donzelle. Encore l'histoire du tueur au "cuir corps". Je vois une tête en cuir.
Fermer les yeux, plaquer les paumes contre mes vieilles oreilles de dame usée, et penser à autre chose. Au vent.
Les rouvrir, sentir la baraque qui craque de partout. Et un bruit de pas dans l'escalier. C'est lui. Il arrive.
Une voix liquide derrière la porte. Cette texture mielleuse. Il susurre : "La vieille. Tu dors ?"
Qu'est-ce qu'il croit, ô, que je dors comme un bébé? À même le sol, sur la terre battue... Ordure. Je me tais.

vendredi 30 novembre

Il souffle derrière la porte. Le réduit où il me séquestre se met à ruisseler, mes petits mollets chancellent.
Sa voix en gouttes : "La vieille." Moi mutique. "Tu vois. Je t'avais prévenue. Elle vient. Elle nous attend."
Je hurle. Cri sourd, et ma haine de vieille folle : "Qu'est-ce tu veux, à la fin?" Je fixe la porte du réduit.
Je l'entends déblatérer. Les lubies habituelles : "Elle va tous nous emporter, la tempête. Toi la première."

samedi 1er décembre 2012

Me souviens quand le Pépère l'a ramené à la maison. Le môme avait 13 ans. M'avait dit: "Tu verras. Il ira loin."
Les années ont passé. Répétitives. Aujourd'hui il doit avoir dans les 26 ans, le Bâtard, si mes calculs collent.
J'agrippe la chaise de camping, me redresse. Il va entrer. Le réduit résonne : l'orage. J'imagine les voisins.
Un visage de cuir. Lisse. Deux fentes derrière lesquelles brille une paire d'yeux malades. "Viens", dit-il.
Il m'ordonne de le suivre dans les escaliers. "J'ai mis ma combi", chuchote-t-il. "Prêt pour le grand jour."
Je repense aux premières années à Yumington. Je l'emmenais sur le front de mer, à longer la zone des pêcheurs.
Son visage d'adolescent commençait à se déformer. Il regardait les vagues folles, ô, l'orgie de nuages gris.
Et la prison. Et le phare au loin, comme un index tendu. "J'aimerais bien être là-haut", qu'y disait morne, sec.
"Monte la vieille", dit-il. Désignant l'escalier d'un mouvement du menton. Je me résigne.
M'exécuter. Ou l'envoyer chier.
Je sais pas où j'ai trouvé la force. La chaise de camping a valdingué. Fracas dans l'escalier. Moi : "Ô."
Il se retourne : "M'a raté". L'air mauvais de celui qui croit au déluge. Sa tête en cuir est une promesse.
"Tu m'as raté", répète-t-il. Le ton est plaintif soudain, comme s'il m'adressait un reproche. Bâtard.
Ce masque, ça me rappelle les premiers temps avec le Pépère, y a longtemps, quand l'était encore fougueux.
Il pénètre dans le réduit et m'attrape un poignet. Ça sent le grabuge. Sa main gantée est glaciale.
L'accoutrement qu'il a choisi.
Toujours aussi menu. Soixante kilos de haine recuite, à tout casser. Il me dévisage, malgré la pénombre.
Le corps moulé dans sa combinaison de cuir, les gestes nerveux, il me tire le bras : "Allez, monte."
Les dalles de l'escalier sont disjointes. Coup d'œil à l'arrière : des bras d'eau s'infiltrent dans le réduit.
"Grouille", qu'il dit. Je trébuche. M'agripper à la rampe. Les gouttes au mur. Mes mains de vieille.
Et dire que j'ai élevé cette ordure. J'aurais préféré qu'il me laisse crever dans mon trou. Tout en bas.
Joli legs qu'il m'a laissé, le Pépère. Merci : un salaud capable d'enfermer une vieille peau, sous une bicoque.
Et dire que son nom m'échappe. Le Bâtard. Faut dire que sans mes gélules, c'est pas la même. J'oblitère plus.
Treize marches. Un vrai calvaire pour gravir treize marches. Trop âgée pour ce cirque, la Noisette. Je sue sale.
"Oh, Parkinson, tu m'écoutes." Il me secoue. J'ai dû m'assoupir. Les yeux dans une pâte molle, je hoche la tête.
Il m'a fichue sur la banquette défoncée du salon, les pieds ligotés aux accoudoirs en fer forgé. La tremblante.
Le Bâtard me tourne le dos, rivé à son ordinateur. "Ecoute dehors. Yumington s'écroule." Un rire sec : "Hi hi."
Moi : "Qu'est-ce que tu veux ? Espèce d'ordure." Silence. Je reprends : "Tu crois que le Pépère y serait fier ?"
Ma voix sort de ce qui a été jadis la bouche d'une femme en or, et qui n'est plus qu'une ombre usée : "Mourir."
Il se retourne brusquement vers moi. "Qu'est-ce que tu racontes?" Son petit ton cassant : "Tu vas pas mourir."
Deux minutes à me fixer sous sa cagoule de cuir, et la sentence : "Enfin, pas tout de suite. D'abord, regarde."
Sur l'écran verdâtre de son ordinateur, des images d'apocalypse. Un homme hurle, pris dans un torrent de boue.
Un clebs emporté par la houle, broyé comme une vulgaire brindille. Des vagues noires. Une voiture pliée en deux.
Les rues de #Yumington sont traversées de cris glaçants. Me sens pas bien là. Et l'autre qui a l'air d'en jouir.
"Ecoute bien, Parkison. Dehors. Je t'ai toujours dit : le ciel se venge." Le connard en cuir s'approche de moi.
Il m'attrape par le cou. Ses lèvres en forme de fermeture éclair. "Pépère, c'est toi qui l'a tué. Ton aigreur."
Je replie mes bras sur cette vieille chemise de nuit à fleurs que je porte depuis deux jours. Trempée de sueur.
Je ferme les yeux, mais il tance : "Regarde les images." J'obéis. A côté de l'ordinateur, la télé s'y met aussi.
Sur l'écran, une blonde aux yeux fixes ânonne des phrases toute faites qui se confondent avec les bourrasques.
"Un immeuble qui s'éboule", que je crois entendre, entre deux sifflements. La blonde me fout les jetons. Il rit.
"Elle a peur, comme les autres." Sa main lâche mon cou. L'uniforme de cuir retourne s'asseoir à l'ordinateur.
A ses pieds, en vrac, je remarque du matériel électrique qui n'était pas là avant, et des boîtes de conserves.
Lui: "La combinaison de cuir, c'est pour le passage. Ça m'aidera. C'est Dieu qui m'a dit. On échange par mails."
Comprends rien à son charabia. Sa comédie commence à me les briser sévère. "Finis-en merde", que je lui lâche.
Les murs, qu'il a repeints en blanc, donnent au salon un air de chambre mortuaire. Saleté de peinture acrylique.
Cinq minutes qu'il me calcule plus. Il parle à voix haute et pianote sur son clavier. "Réponds-moi. Dieu. Allez"
Un compact-disc dans sa main, qu'il met dans une fente. Et ça : "La fin du monde, ça doit se faire en musique."
Une voix sort de l'écran. Du français. Ce chanteur qu'il a toujours aimé, et que je hais. http://www.dailymotion.com/video/xf8i5p_jacques-higelin-tombe-du-ciel_news?search_algo=2



Voilà qu'il se met à chantonner, de sa voix blanche. A reprendre son chanteur français.
Dehors le monde s'effondre et lui, il fredonne, quoi : "Tombé sur un jour de chance." Putain de ciboulot cramé.
La musique s'interrompt. Je repense au jour où le Pépère l'a ramené à la maison. Me souviens d'un jour gris.
La vie a plus été la même. Et depuis que cette tempête a éclaté, c'est le pompon. Il va me tuer, ou je le ferai.
Et il remet sa musique, pour m'achever : "Tombé d'en haut, comme les petites gouttes d'eau." Il sifflote, même.
Un magnétophone à côté de lui. Il s'enregistre. Un de ces trucs modernes, sans cassette, sais plus trop le nom.
Encore à beugler les paroles de son français : "Avalé la ciguë, goûté le poison qui tue." A se dandiner aussi.
M'adresse enfin la parole. On dirait qu'il m'avait oublié. "Tu veux chanter?"
Je réponds pas. Faut croire qu'il nous pète une durite là. La tempête. Les écrans. Trop pour un seul gusse.
Mes pieds me font mal. Grosse corde nouée autour des chevilles, et l'immobilité. La télé dit "Sofia" en boucle.
Encore cette manie de donner un nom de femme aux tempêtes. Faudrait les claquer. "Sofia". Pourquoi pas Noisette?
"Je suis prêt", qu'il murmure soudain. "Ma combinaison m'aidera pour le passage." On croirait qu'il prie le con.
Aucune idée de l'heure, le toit qui morfle sous les griffures du vent, mais je n'ai plus la trouille.
Il me ferait presque rire, le Bâtard, avec son costume en cuir, ô, façon guignol. "J'ai faim, dis-je. Et froid."
A l'adolescence, son petit air morose, ça m'amusait. J'appuyais là où ça faisait mal. "Ça va, avec les filles?"
Et lui qui me lançait un regard d'animal, les yeux jaunis par le ressentiment. A bien y penser, j'ai merdé.
La mort bête du Pépère. Les années de rancœur. Sa jeunesse en bouillie. Il me les fait payer puissance mille.
A pianoter encore, ô, comme un dératé. "Je t'ai parlé de Dieu?", qu'il me demande là. Je me crispe : "Un peu."
Ma chemise de nuit à fleurs n'est plus qu'un marécage. Je crois déceler une once de pitié sous le cuir.
Sous les fentes, ses yeux se plissent : "Tu as faim, c'est ça?" Et mes gélules aussi, faudrait plus trop tarder.
Derrière lui, la blonde à la télé encore, qui dit "Sofia" comme si c'était du play-back, et parle d'inondations.
J'entends un mot sur trois, mais il est clair que la situation pue : un tordu en combi, une tempête et ma pomme.
Il ouvre une boîte de conserve et me tend une cuillerée. A l'odeur ce serait du crabe. Ou autre chose de la mer.
Petite lapée, pour m'assurer de la texture du manger, et j'enfourne. Crabe. Il sait que j'aime pas ça, l'ordure.
Pas le choix. Deux jours que j'ai rien avalé, et le squelette qui me sert de corps tient plus la cadence.
J'avale cuillerées sur cuillerées, sous son regard d'approbation. A cran la Noisette. "Et mes gélules?", j'ose.
"Ça non", qu'il répond illico, avant de marmonner. Je crois entendre: "Besoin de te perdre." Il retire le crabe.
Sans mes "gélules" comme je les appelle, j'ai tendance à confondre. A cocotter. Il veut que je perde les moyens.
Il reprend son laïus, s'enregistre et réécoute : "Yumington. 1-12-2012. Je m'y étais préparé. La fin est là."
Un halètement, puis il enchaîne : "La nuit dernière, j'ai échangé avec Dieu. Quelques mails."
"Dieu, je l'ai connu au @CryingRavenBar, un bar de #Yumington. Il y a quelques mois. Il savait pour la tempête."
La voix du Bâtard me berce. "Il m'a dit de ne pas m'en faire. Qu'on devait tous être prêts à accueillir la fin."
“Il se fait appeler Dieu.” J’essaie de me redresser, rage, mais mes membres ankylosés ont dit halte.
"Un des seuls à avoir capté ce que je ressentais. On échange, la nuit, par messagerie." Me suis pissée dessus.
Fallait que ça arrive. Ma vieille carcasse s'est mise à fuiter. L'odeur de peinture acrylique me donne la gerbe.
Le Bâtard stoppe son enregistrement. Le truc sans cassette là. Et m'alpague: "Alors, Parkinson, on s'arrête là?"
Un filet de bave comme réponse. Et je pète. Me reviennent ces vieilles lunes sur la vieillesse, les naufrages.
L'image du Pépère maintenant. Lui sur moi. Moi sur lui. Et les pratiques olé-olé. Il me manque, ce salopard.
Je bredouille : "Pépère. C'est toi." Sous son costume de cuir, le Bâtard me dévisage : "Tu dérailles. On y est."
Son attention est détournée. A la télé, la blonde aux yeux fixes annonce une accalmie. Il hurle : "Elle ment !"
Soudain très agité : "Ça ne change rien. C'est la fin. Dieu me l'a promis. Je dois y aller. Accueillir l'ordre."
Retour à son ordinateur. "Dieu, merde, répond." Il s'assied, se relève. La danse macabre du guignol en cuir.
Sa voix n'est plus la même. Gutturale : "Ils n'ont pas le droit ! Cet orage est à moi, qu'il me prenne ! Seul."
Un fauve. Il quitte brutalement son siège, et lâche un mot inaudible. Un regard vers moi. "Toi qu'a voulu ça."
Il me jette son magnétophone à la gueule, lâche un cri, et quitte la pièce. Puis la porte de la bicoque claque.
Dehors le vent a baissé. J'imagine le Bâtard dans sa combinaison. Une ombre de cuir, dans les rues de Yumington.
Et la voix de son chanteur, là, comme étouffée dans l'ordinateur : "Avalé la ciguë, goûté le poison qui tue."
Sa tenue, son cirque. Il voulait en finir. L'idiot. Même ça, il s'est raté. Je ne peux contenir un rire mauvais.
"Oh Pépère", m'entends-je dire bête. Mes mains agrippent le magnétophone. Le truc sans cassette là. J'enclenche.

dimanche 2 décembre 2012

RT @CasimarGrinch : http://twitter.com/CasimarGrinch/status/275212690945871875

J'ai réécouté. Pour la route. http://soundcloud.com/mrcasimar/noisettegrinch … La voix a jailli, rêche, avant d'imiter l'écho du vent.

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Cette nouvelle a été tweetée par Noisette Grinch ‏à l'occasion de la TwitterFiction AllSinners créée par Jeff Balek

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